«Une histoire tronquée»: Fanny
Pigeaud revisite la crise ivoirienne
source: rfi.fr
C’est une
contre-histoire de la crise ivoirienne et des rapports tumultueux entre Paris
et Abidjan pendant les années 2000 que raconte Fanny Pigeaud dans son nouvel
essai France-Côte d’Ivoire : une histoire tronquée. Journaliste de
terrain, l’auteure a couvert plusieurs pays africains pour des médias français.
Elle s’est fait connaître en 2011 en publiant Au Cameroun
de Paul Biya (Karthala),
une enquête cinglante au cœur du régime camerounais, qui avait suscité un vif
débat. Dans son nouvel ouvrage, tout aussi décapant, Fanny Pigeaud entend
démonter le mécanisme qui a conduit à la guerre ivoirienne, en s’attardant sur
le rôle, selon elle, « nocif » des grandes puissances, et en particulier
celui de la France qui a encore des intérêts économiques et stratégiques
majeurs dans cette ancienne colonie.
RFI: Vous
avez intitulé votre essai « France-Côte d’Ivoire : une histoire tronquée ».
D'après vous qu'est-ce qui est tronqué ?
Fanny
Pigeaud: C’est la
vérité qui est tronquée. J’ai essayé de montrer dans mon livre que la France
n’est pas intervenue en Côte d’Ivoire pour des motivations humanitaires ou pour
sauver le processus démocratique, comme on voudrait nous le faire croire, mais
pour protéger ses intérêts dans ce pays en mettant en place un président qui
lui soit favorable. La version officielle selon laquelle la France et les
Nations unies ont été obligées d’intervenir en Côte d’Ivoire pour soutenir
Alassane Ouattara qui avait remporté l’élection présidentielle, et pour faire
partir Laurent Gbagbo qui, lui, refusait de reconnaître sa défaite, n'est pas
toute la réalité. C’est ce que j’ai découvert en faisant mes recherches et en
interrogeant un certain nombre de témoins et d’observateurs.
Quand
avez-vous commencé vos recherches ?
J’ai
commencé en 2012, alors que j’étais basée en Côte d’Ivoire comme journaliste
indépendante. J’écrivais notamment pour Mediapart et Libération.
C’est à ce moment-là que j’ai vraiment commencé à travailler sur ce sujet.
Est-ce qu’il
y a un événement précis au cours des dernières années qui vous a poussée à vous
intéresser de près à la crise ivoirienne ?
Je ne
m’étais pas intéressée à la crise ivoirienne à ses débuts, c’est-à-dire au
tournant des années 2000, après l’arrivée de Laurent Gbagbo au pouvoir. J’ai,
en quelque sorte, pris le train en marche, puis j’ai remonté le fil à l’envers
en essayant de comprendre ce qui s’était réellement passé. Ma prise de
conscience de l’importance des événements qui se sont déroulés à Abidjan date
de 2011. Je me souviens d’avoir été profondément choquée en apprenant que la
France et l’ONU étaient en train de bombarder Abidjan. Il y a eu ensuite l’arrestation
de Gbagbo le 11 avril 2011 : je suis tombée sur une dépêche de l’Agence France-Presse qui disait « Gbagbo,
enfin arrêté ». Le mot « enfin » m’a stupéfiée. Le sentiment de
soulagement que cet adverbe exprimait n’était pas, m’a-t-il semblé, à sa place
dans une dépêche d’agence. Pour comprendre ce qui était en jeu, il fallait
creuser. C’est ce que j’ai fait pendant les deux ans et demi que j’ai consacrés
à cette enquête.
Votre livre
est en fait un procès en règle du rôle joué par la France dans cette crise
ivoirienne. Comment avez-vous travaillé ? Qui avez-vous interrogé ? Quels
sont les documents auxquels vous avez eu accès ?
En
journaliste, j’ai consulté des dizaines de documents, lu des textes
d’universitaires, des articles de presse, épluché les résolutions du Conseil de
sécurité de l’ONU sur la Côte d’Ivoire… Il faut savoir qu’une bonne partie des
sources documentaires sont facilement accessibles : le livre contient des
centaines de références renvoyant à des documents qui sont dans le domaine
public. Ce qui manque souvent, c’est le travail de recoupement et d’analyse.
L’objectivité, ou plutôt la véracité des faits, en journalisme, est établie par
la recherche, le recoupement et l’analyse. Si la question est de savoir si je
me suis livrée à ce travail, oui c'est ce que j’ai fait depuis 2012, en vue de
publier cette enquête.
Vous
procédez en démontant ce que vous décrivez comme des « idées reçues »
sur cette crise. Pami elles, le bombardement de la position militaire française
à Bouaké en novembre 2004 qui a été perçue comme preuve de la volonté manifeste
du président Gbagbo de s’en prendre aux militaires français. A vous lire, c'est
une manipulation pour discréditer Laurent Gbagbo. Qu'est-ce qui vous
permet de l'affirmer ?
Les
circonstances de ce drame restent encore mystérieuses, même si une enquête est
en cours. Plusieurs personnalités ont été entendues par la justice française
dont des hauts gradés militaires, mais aussi Laurent Gbagbo. En 2004, le
gouvernement français a accusé ce dernier d’avoir fait tirer par son aviation
sur une position militaire française installée dans un lycée à Bouaké, faisant
9 morts et 38 blessés parmi les soldats français. Il
semble aujourd’hui que ce bombardement n’a jamais été ni souhaité ni décidé par
Laurent Gbagbo, et qu’il y
a eu une manipulation par des officiels français afin de pousser le président
ivoirien à la faute et justifier ensuite une intervention militaire contre lui.
Devant la juge d’instruction en charge de l’enquête sur cette affaire, un
militaire français a parlé de « bavure manipulée ». Il semble que les
Sukhoï de l’armée ivoirienne auraient dû lâcher leurs bombes sur une base qui
était fermée. Il n’était pas prévu que des soldats aillent s’abriter dans cette
base.
Et qu’en
est-il de l’affaire Guy-André Kieffer qui a fait couler beaucoup d’encre ?
Il y a deux
versions sur la disparition à Abidjan, en avril 2004, de ce journaliste
franco-canadien. Les adversaires de Gbagbo accusent des proches de ce dernier.
On a ainsi dit que Kieffer avait un rendez-vous avec un beau-frère de Simone
Gbagbo le jour de sa disparition. Mais aujourd’hui on constate que si le
mystère qui entoure cette affaire n’a pas pu être éclairci entre 2004 et 2011,
l’affaire n’a pas avancé non plus depuis avril 2011, date de l’arrivée
d’Alassane Ouattara au pouvoir. Plusieurs de ceux qui ont été incriminés dans
cette affaire sont pourtant en prison depuis avril 2011 et donc à la disposition
de la justice. On peut se demander s’il ne faut pas se pencher aujourd’hui
sérieusement sur la version avancée par les proches de Gbagbo qui disent qu’au
moment où Guy-André Kieffer a été enlevé, il était en route vers la présidence
ivoirienne pour remettre un rapport sur des malversations dans le secteur du
cacao. Secteur qu’il connaissait très bien et dans lequel des acteurs de tous
bords, ivoiriens et non ivoiriens, étaient impliqués.
Vous
présentez Laurent Gbagbo comme un homme qui n’était soutenu par aucun réseau et
qui a fait les frais des ambitions politiques françaises. N’est-ce pas une
vision un peu simpliste ?
Mes
recherches m’ont conduite à penser que Gbagbo n’est pas un homme qui aime la
guerre. Face au conflit déclenché en 2002 par la rébellion des Forces
nouvelles, il a toujours essayé de préserver un semblant de paix. Ses
adversaires l’ont accusé de ne pas appliquer les différents accords de paix
signés pendant les années de crise, alors qu’il a en réalité cédé à leurs
demandes, en permettant, par exemple, à Ouattara d’être candidat à la
présidence. Et cela, malgré l’opposition de ses partisans et de certains de ses
collaborateurs. Du point de vue des Français, Gbagbo avait le tort d’être
socialiste et d’être arrivé au pouvoir sans passer par les réseaux
franco-africains. Le patronat français s’inquiétait aussi de voir les
entreprises de l’Hexagone perdre leurs positions privilégiées au profit des
Chinois. Même si Gbagbo maitrisait très bien le jeu politique ivoirien et
français, il n’a pas réussi à instaurer le rapport d’égal à égal qu’il
souhaitait avec la France.
Pourquoi
n’a-t-il pas réussi ?
Parce que
les pressions étaient trop grandes. En Afrique, la France a toujours une très
forte influence. Cela lui permet de tenir ses anciennes colonies qui peuvent
difficilement contester ses diktats. Elle a aussi les moyens d’influencer l’ONU
grâce à son statut de membre permanent au Conseil de sécurité. On l’a vu avec
l’adoption de la résolution 1975 en mars 2011 qui a conduit l’ONU et la France
à faire la guerre en Côte d’Ivoire : la France a fait adopter et a violé
cette résolution sans être un seul moment inquiétée. Laurent Gbagbo a de son
côté essayé de jouer sur plusieurs tableaux, en donnant par exemple des
contrats à des entreprises françaises. Il a donné beaucoup de gages espérant
avoir la paix en contrepartie, mais cela n’a pas suffi. Est-ce parce qu’il ne
baissait pas les yeux devant le maître, comme me l’a dit un intellectuel que
j’ai interrogé ?
A quel
moment la décision de pousser Laurent Gbagbo vers la sortie, a-t-elle été prise
?
Très tôt
après l’élection présidentielle de 2000. Les discours, les prises de position
du nouveau président ont gêné. Il paraissait peu contrôlable. Il a par exemple
remis en cause l’attribution à Bouygues du contrat de construction d’un
troisième pont à Abidjan. Plus grave encore, ses ministres ont évoqué la
possibilité de fermer la base militaire française installée en Côte d’Ivoire
depuis l’indépendance. D’autres critiquaient le système
de la zone franc et du franc CFA. Cinquante ans après les indépendances, l’histoire
coloniale continue de peser lourdement sur les rapports entre la France et
l’Afrique francophone. Tout cela est de l’ordre du réflexe, intériorisé par les
officiels français. Je m’en suis rendu compte en lisant, notamment, un certain
nombre de documents officiels français où on utilise encore le terme « métropole
» pour désigner la France !
La droite
française a très vite tiré à boulets rouges sur Gbagbo. On comprend moins bien
pourquoi les socialistes dont l’ancien président a été longtemps proche, ne
l’ont jamais réellement défendu ?
Je crois que
les hommes politiques de gauche comme ceux de droite n’ont pas apprécié que
Gbagbo leur parle d’égal à égal. Il y a eu en outre une telle propagande
médiatique contre lui en France qu’il était sans doute difficile pour les
socialistes français de le défendre face à l’opinion publique convaincue de son
double jeu. Mais il apparaît aussi assez nettement que le pouvoir français,
qu’il soit issu de la droite ou de la gauche, suit toujours la même politique
vis-à-vis des anciennes colonies africaines de la France : seule compte la
protection des intérêts économiques et militaires français.
Gbagbo
n’a-t-il pas, lui-même commis des erreurs ?
Une de ses
erreurs les plus importantes a été son renoncement à obtenir le désarmement des
Forces nouvelles, la rébellion alliée à Ouattara. Or, les Forces nouvelles
contrôlaient toujours 60% du territoire au moment de l’élection
présidentielle : à cause de leur présence et de leurs armes, le vote ne
pouvait évidemment pas s’y dérouler correctement. Gbagbo ne s’est pas non plus
toujours bien entouré et n’a pas construit un réseau à l’image de celui de ses
adversaires. Cela lui a coûté cher : faute d’appuis solides, il a perdu le
soutien de l’Union africaine, qui après avoir pris le parti de Alassane
Ouattara avait fini par pencher de son côté. L’Union africaine l’a précisément
lâché après une
rencontre de Jacob Zuma avec Sarkozy à Paris en mars 2011. Mais à ce moment-là, tout était
déjà joué : la guerre était en préparation en Côte d’Ivoire pour faire tomber
Gbagbo. Dans le livre, je donne le détail du déroulement de cette guerre et des
éléments sur le rôle majeur que la France a joué dedans.
Attardons-nous
encore un instant sur les erreurs de Laurent Gbagbo. Vous n’évoquez pas du tout
le rôle de son entourage, notamment celui de son épouse qui a été accusée par
la presse d’avoir été la Lady Macbeth de Laurent Gbagbo. Qu’en pensez-vous ?
Je rappelle
mon objectif de départ : comprendre pourquoi un contentieux électoral a conduit
la France et l’ONU à effectuer des bombardements sur une capitale, ce qui
n’était jamais arrivé nulle part ailleurs. Pour cela, j’ai donc remonté le fil
de l’histoire, j’ai tenté de dépasser les idées reçues, les partis pris, les
caricatures et je me suis attachée aux faits. Le résultat auquel je suis
arrivée montre que ces faits vont à contre-courant de l’histoire que l’on nous
a racontée. Le portrait de Gbagbo que la majorité de la presse a véhiculé ne
correspond pas à ce que j'ai découvert. Il serait sans doute utile d’enquêter
sur les sources, sur ce qui a alimenté ce portrait de l’ancien président et de
sa femme. Je donne quelques pistes sur cette question dans le livre. A propos
du cas de Simone
Gbagbo qui vous
intéresse : elle n'a eu qu'un rôle très mineur dans les événements et
l'influence sur son mari qu'on lui a attribué ne correspond pas, là non plus, à
la réalité. Un seul exemple : elle faisait partie de ceux qui s'opposaient
aux accords « de paix » imposés par la communauté internationale à
Gbagbo au cours des années 2000. Or, ce dernier les a quasiment tous acceptés
et signés. Il faut peut-être s'interroger sur la quasi obsession qu'ont eue une
partie des journalistes pour quelques personnalités, et se demander si elle n'a
pas empêché la compréhension des événements.
Votre vision
de Gbagbo semble plutôt angélique. Fin stratège, l'ancien président ivoirien,
n’a-t-il pas, à son tour, instrumentalisé le ressentiment anti-français de son
camp pour retarder l’échéance de l’élection présidentielle de 2005 ?
Le résultat
de mes recherches ne montre pas que Gbagbo ait été « fin stratège »
comme vous le dîtes. S’il l’avait été, il ne serait probablement pas
aujourd’hui dans une cellule à La Haye. Dans le livre, je donne le détail des
événements qui ont empêché l’organisation de la présidentielle en 2005. Gbagbo
n’a pas eu besoin d’instrumentaliser un ressentiment anti-français : les
Français n’ont-ils pas, pendant toutes ces années, provoqué et alimenté
eux-mêmes ce ressentiment avec, par exemple, les événements de novembre 2004 au
cours desquels l’armée
française a tiré depuis l’hôtel Ivoire et tué plusieurs dizaines de jeunes
Ivoiriens non armés ?
Vous
critiquez aussi l’ONU dans cette affaire. En quoi l’organisation internationale
était-elle sortie de son rôle d’arbitre ?
Le
représentant spécial de l’ONU en Côte d’Ivoire, Young-Jin Choi, s’est laissé
instrumentaliser. Il est allé au-delà de son mandat en donnant le nom de celui
qui était, selon lui, le vainqueur de l’élection. Or, il n’avait pas à dire qui
était vainqueur ou non. Il devait simplement dire si l’élection s’était oui ou
non déroulée dans des conditions acceptables. Ce n’était bien sûr pas le cas :
il y a eu des irrégularités dans le Nord où, les Forces nouvelles n’ayant pas
été désarmées, le vote n’a pas pu se dérouler normalement. En discutant avec
des diplomates occidentaux non français, je me suis rendu compte que pour ces
derniers il fallait un vainqueur à tout prix : ils pensaient que c’était le
seul moyen pour en finir avec la longue crise ouverte en 2002 par les Forces
nouvelles. Peu importait la manière dont l’élection s’était déroulée !
Vous laissez
entendre dans votre ouvrage qu’Alassane Ouattara a été mêlé à la terreur semées
dans le pays par les Forces nouvelles. Est-ce qu’on pourrait imaginer qu’un
jour il soit entendu par la justice internationale au titre des violations
commises par son camp ?
C’est à la
justice internationale de le décider. Pour l’instant, elle ne semble pas
vouloir le faire. Ouattara a évidemment une part de responsabilité dans la
crise de toutes ces dernières années, et en particulier dans le massacre
de centaines de personnes à Duékoué, commis par ses troupes fin mars 2011. Des ONG ont documenté les faits,
mais la justice internationale n’a encore émis aucun mandat contre les acteurs
de ces tueries sans précédent. La Cour pénale internationale (CPI) s’est bornée
jusqu’ici à inculper Gbagbo et à obtenir son transfert à La Haye, ainsi que
celui d’un de ses proches, Charles Blé Goudé, du Congrès des jeunes patriotes.
La justice internationale ne donne pas l’impression d’être impartiale. Il ne
faut pas oublier que la CPI est en partie financée par la France.
En
conclusion de votre essai, vous écrivez que « l’ingérence par la force
de la France a compromis l’avenir de la Côte d’Ivoire ». Pourtant, sur
le terrain, depuis l’arrivée au pouvoir d’Ouattara, le pays semble avoir renoué
avec la croissance économique et sa vitalité culturelle d’antan. Il y a
incontestablement un mieux-être.
Les chiffres
de l’économie sont officiellement bons, les avis le sont moins. La situation
reste précaire, d’autant que la guerre a laissé sur le terrain des dizaines de
milliers d’armes qui circulent dans les mains des ex-combattants pro-Ouattara.
Une partie d’entre eux seulement a été intégrée dans l’armée régulière.
Beaucoup d’autres sont frustrés, comme les anciens membres du « Commando
invisible » qui a combattu à Abidjan pour Ouattara. Certains seraient prêts
à reprendre les armes si on le leur demandait. Il y a aussi des tensions au
sein même du pouvoir. Pendant ce temps, des centaines de présumés « pro-Gbagbo
» sont en prison depuis 2011 sans avoir été jugés. Il y a un ensemble
d’indicateurs qui montre que l’avenir est inquiétant.
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