L’enseignant
rebelle
Jean
Claude Tchasse. Six plaintes sans suite contre l’Etat du Cameroun et
l’enseignant de sciences physiques se plaint de l’injustice administrative.
Sur ce qui
lui tient lieu de bureau, en fait une courte table et une chaise, qu’il partage
avec un autre agent à la délégation départementale des Enseignements
Secondaires (Ddes) de la Mifi, à Bafoussam, Jean Claude Tchasse lit ou écrit.
Des fois, cet homme à la mise négligée traite quelques courriers, pour le
service des activités post et périscolaires où il est rattaché :
coordination des jeux Fenassco, organisation des journées diverses,
fonctionnement des conseils de discipline ou des bouillantes associations des
parents d’élèves. Derrière ses grosses lunettes, l’homme a l’allure d’un chat.
Même sa barbe légèrement blanchie ne fait pas de lui un personnage redoutable.
Pourtant, il fait peur. Il a depuis des années établi sa réputation dans la
défense des droits de l’homme, de ses droits en particulier.
En 27 ans de
carrière, il a porté plainte contre l’Etat six fois : d’abord à la chambre
administrative de la Cour suprême le 10 avril 1997 et enregistré sous le numéro
380, le 8 septembre 1997 sous le n°713, le 30 décembre 1997 sous le n°189, le
15 juin 2003 sous le n°1042, le 30 mars 2004 sous le n°647, enfin au tribunal
administratif de Bafoussam le 12 mars 2015 sous le n°19/G/Ta/Baf. Des plaintes
qui lui valent d’être taxé de « fou », dans un environnement où
chacun cherche un espace de « débrouillardise », comme la gestion d’un
établissement scolaire. « Je déplore l’ignorance de ceux qui me jugent. Les
gens sont désabusés et pensent qu’il ne sert à rien de poursuivre l’Etat, par
trop puissant », réagit-il. Il n’y a pas jusqu’aux hommes de loi consultés, qui
l’assimilent à un illuminé. « Il faut que l’Etat démontre à travers moi
que l’Etat de droit dont on nous rabat les oreilles est un slogan. Beaucoup
estiment qu’il ne sert à rien de connaître ses droits puisque personne n’en fait
cas ».
Frustrations
Quelle chance
le fonctionnaire a-t-il face à l’administration devant la justice ? Il
reconnaît tout de même que les dés sont pipés. « Porter plainte c’est
comme se battre contre un adversaire qui contrôle l’arbitre et tes ressources.
La procédure dure et les décisions ne sont pas appliquées avec diligence. La
toute puissante Administration peut en effet réduire ton salaire, géler tes
avancements, refuser de payer des primes et les frais de relève, confisquer tes
arriérés, t’affecter pour te mettre '' hors d'état de nuire'' ». Jean
Claude Tchasse estime à 40 millions de francs les sommes indûment détenues par
son administration, au titre de diverses retenues illégales sur son salaire,
des avantages de service non payés, des frais de congé, des avancements gélés,
des primes et indemnités dues aux examens, des dépenses de santé non
remboursées, des allocations familiales, etc. Il reconnaît que ses contempteurs
n’ont pas entièrement tort mais garde l’espoir de tomber un jour sur un juge
consciencieux, qui va dire le droit.
En partie, il
se satisfait de la déconcentration des juridictions administratives. « Il
fallait se déplacer et aller à Yaoundé pour saisir le juge d’un recours.
Imaginez un justiciable résidant à Kousseri, à Moloundou, à Furu Awa ou à
Mundemba, désireux de saisir le juge administratif : le coût et les
difficultés du voyage, la longueur et le mauvais état du trajet sont autant de
facteurs de nature à décourager les plus téméraires ». Depuis que la loi
n°2006/22 du 29 décembre 2006 fixant l’organisation et le fonctionnement des
tribunaux administratifs a rendu opérationnelle lesdits tribunaux dans chaque région,
Jean Claude Tchasse trouve qu’il faut réveiller les justiciables. Même si son bilan
est négatif : « le recours n°1 reste sans suite après 19 ans, la
justice ayant refusé de jouer son rôle. L’épilogue de ce recours, dont la
conséquence a été mon affectation abusive de Bangangté à Ngoulemakong en 1997,
est sans intérêt pour moi aujourd’hui. Le recours n°2 a abouti à un sursis à
exécution que l’Administration camerounaise a mis deux ans à prendre en compte.
Le recours n°3 a abouti à un jugement consternant par son iniquité, rendu le 25
mai 2015, après plus de 17 ans. Pour cela, j’ai dû payer deux fois la
consignation : 15000 F à la Chambre administrative et 25000 F au Tribunal
administratif de Bafoussam, soit en tout 40000 F. La loi n° 2006/22 du 29
décembre 2006 fixe en son article 34, à 20 000F (vingt mille) le montant de la
consignation. Cela va faire bientôt un an que ce jugement a été rendu et
j’attends encore d’être notifié. Je veux bien faire appel de ce jugement inique
et la suite de la procédure, c’est à la chambre administrative de la Cour
Suprême à Yaoundé. Mais comment y parvenir alors que j’ai des sommes
importantes bloquées au Ministère des Finances depuis plusieurs années, et
cela, pour des raisons que j’ignore ? Mes démarches pour débloquer ces
sommes sont restées infructueuses, et j’ai dû saisir à ce sujet le juge
administratif par le recours du 10 mars 2015, lequel ne semble pas avancer
normalement. Donc les moyens financiers dont j’ai besoin pour poursuivre cette
procédure contre l’administration sont bloqués arbitrairement par
l’Administration».
Endurance
Les recours
n° 4 et 5 demeurent sans suite après 12 et 11 ans. « Les conséquences des
abus dénoncés dans ces recours se sont consolidés et sont irréversibles alors
que j’approche la fin de ma carrière et le dénouement de ces recours me semble
dénué d’intérêt après tout ce temps ». Ces recours ont été transférés à
Bafoussam suite à la décentralisation de la juridiction administrative. Le
recours n° 6 reste sans suite un an après son enregistrement. « C’est sans
doute reparti pour une dizaine d’années d’attente et d’abus supplémentaires
pour moi. Ce recours a pourtant été déposé au Tribunal administratif de
Bafoussam. J’ai dû payer pour ce recours 25 000F avec reçu et 20 000F sans
reçu, soit en tout 45 000F ». De quoi faire sourire ce téméraire qui a,
par le passé, pu débourser en plus de ces sommes, les frais de déplacement et
de séjour à Yaoundé.
Né le 24 août
1961 à Dschang, alors capitale de la région Bamiléké, Jean Claude Tchasse est
issu de parents venus de Baham, pour faire le commerce et la culture des
champs. Le père, Siméon Papdo vendait des kolas dans les marchés périodiques. Il
y fait le lycée, jusqu’à l’obtention du baccalauréat C, en 1982. Il se souvient
des visages de Me Jean de Dieu Momo et Benjamin Zebaze. En proie à des
problèmes d’orientation, il fera un mois en 2nde A, le temps d’une requête.
« Les conseillers d’orientation m’embarrassaient. Ils disaient que j’avais
des prédispositions pour réussir en série A ». Tranféré en 2nde
C, il garde un goût pour la lecture. En plus des œuvres au programme, il lit
Frantz Fanon, Mongo Béti. Il rêve de ressembler à Patrice Lumumba, Gamal Abdel
Nasser, Hô Chi Minh, Um Nyobe ou Kwame Nkrumah.
A l’Université
de Yaoundé, il hésite mais s’inscrit en physique - chimie, pour être sûr
d’avoir la bourse. La suite est laborieuse. Après la licence en 1987, il entre
à l’Ecole normale supérieure (Ens) d’où il sort en 1989, nanti du Dipes II. Là
commence ses démêlées avec l’administration. Ce nouveau diplôme est sensé
améliorer la condition enseignante. Le décret présidentiel n° 88/1328 du 28
septembre 1988 portant organisation, régime des études et statut de l’Ens accorde
la bourse indiciaire aux normaliens mais les responsables n’en ont cure. « (1)
À l’exception des élèves présentés au concours par les organisations de
l’enseignement privé, les élèves camerounais de l’École Normale Supérieure
perçoivent mensuellement une bourse indiciaire dont le montant est fixé par un
arrêté conjoint des ministres chargés de l’Enseignement supérieur, de la
Fonction publique et des Finances. (2) Toutefois ceux qui avaient la qualité de
fonctionnaire ou de contractuel avant leur entrée à l’école et qui percevaient
une rémunération supérieure la conservent durant leur scolarité ou à défaut
bénéficient d’une indemnité compensatrice », stipule l’article 54. Diplômé en physique, il n’a
aucun outil pour revendiquer.
Syndicaliste
Affecté à
Kousseri, il y passe quatre ans. Ses frais de relève ne sont pas payés comme
prévus. Les billets d’avion pour les congés ne traversent pas la deuxième année.
Les vacations d’examen ne sont pas payées. Devant tant de frustrations, il
devient initiateur de pétitions. L’une d’elles en 1992 suggère la création d’un
office, comme celui des anglophones. Le préfet menace mais ils écrivent
toujours. Muté à Bamenda, il accumule deux mois d’arriérés de salaire. Il est
accueilli par la réduction drastique de novembre et la grève qui s’en suit.
André Ayangma l’embarque dans le Syndicat national autonome des enseignants du
secondaire (Snaes). Des rencontres avec Jean Marc Bikoko, Jean Takougang
réveillent les sentiments de liberté et de justice qui sommeillaient en lui. Il
fait ses classes sur l’environnement juridique de son pays, de la fonction
publique et du corps enseignant. « Nous mourons d’ignorance. Si tu ne
connais pas tes droits, tu ne peux faire aucune revendication »,
explique-t-il. « Le droit administratif dit ce que nous devons faire
lorsqu’on a bien travaillé. Je ne puise pas de l’eau avec un panier. J’ai
passé le temps à rappeler aux autorités qu’on n’applique pas les textes. Je ne
sais pas pourquoi on refuse de reconnaître que j’ai raison ». Il lit les
ouvrages spécifiques de Maurice Kamto sur le droit administratif processuel, de
Joseph Owona sur le droit de la fonction publique puis des revues spécialisées.
Dans le Snaes,
il devient secrétaire national adjoint aux affaires juridiques, en plus de ses
responsabilités dans les sections d’établissement où il est affecté. En 1996,
il part du lycée bilingue de Bamenda où le département de physique est
démantelé pour le lycée de Bangangté, qu’on croit être son village. Là, il est
en sureffectif mais néanmoins « d’un activisme débordant dans les
revendications », selon une lettre d’observation qu’il reçoit. Pour
réduire son influence sur les élèves, il est envoyé à la bibliothèque.
Septembre 1997, il est balancé à Ngoulemakong, région du Sud. On n’a pas non
plus besoin de lui dans le jeune établissement. Pour obtenir son quota horaire,
on bourre son emploi de temps avec le travail manuel. Il saisit la chambre
administrative de la Cour suprême et obtient un sursis à exécution. Il doit
reprendre son poste à Bangangté. Malgré des correspondances serrées au
ministre, on mettra deux ans pour lui signifier sa nouvelle destination. Il
retrouve son ancien proviseur au poste, qui lui fait un emploi de temps de 3h
par semaine, au lieu de 18. Il saisit le gouverneur de l’époque, qui l’envoie
au lycée bilingue de Yom III en 1999. Pour un bail de 10 ans.
A l’occasion
de la Journée Mondiale des Enseignants les 5 octobre, il fait des discours
appréciés des collègues. Mais très peu s’engagent et il se retrouve comme un
général sans troupes. Les rangs du syndicat sont clairsemés et les proviseurs
en profitent pour le maltraiter. Il se dégonfle un peu mais ne perd pas ses
convictions de départ. Une arthrose lombaire le pousse à demander une
affectation au bureau, en 2010. Il est mis à la disposition du Ddes/Mifi où il
s’occupe au quotidien, comme « cadre d’études », au rangement des
documents. Cela lui donne la latitude de réfléchir aux grandes questions de
l’éducation, de la fonction publique et de son pays. Essayiste, bloggeur
(jctchasse blogspot.com), speaker, il est l’auteur de six ouvrages : un
manuel de physique, un autre de chimie, des exercices corrigés à l’usage des
terminales scientifiques. Il propose aussi Les mathématiques de la physique, un
guide des rudiments logiques à maîtriser pour réussir en physique. Le secret de
la réussite scolaire est un bréviaire apprécié par les parents d’élèves. Une
plainte contre la France et Regard sur la fonction publique camerounaise sont
en chantier et viendront certainement éclairer d’une lumière différente des
aspects de notre vécu.
Franklin
Kamtche